Parfois réservé aux résidants ou accompagné de tarifs exorbitants, l’accès aux lacs et aux rivières est gardé de plus en plus jalousement par les municipalités. Les associations d’amateurs de pêche, de voile, de canot ou de kayak y voient une tendance à la privatisation des berges.
La guerre n’est pas nouvelle, mais elle a pris de la vigueur avec la pandémie qui force les Québécois à passer leurs vacances au Québec. C’est celle de l’accès aux lacs et aux rivières, gardé de plus en plus jalousement par les riverains.
À certains endroits, comme au lac de l’Achigan, dans les Laurentides, les non-résidants doivent payer 375 $ par jour pour mettre leur bateau à l’eau, le prix d’un billet d’avion pour Calgary ou Vancouver !
Il y en a d’autres, comme au lac Waterloo, dans les Cantons-de-l’Est, où l’accès est gratuit, mais réservé aux résidants. Il faut aller chercher une clé pour ouvrir le cadenas de la clôture qui bloque l’accès à la rampe de mise à l’eau. Et cette clé est gardée à l’hôtel de ville de Waterloo.
« Les gens doivent s’inscrire et prouver qu’ils sont résidants de Waterloo ou de Shefford », explique le maire, Jean-Marie Lachapelle.
Élise Gauthier habite à Lawrenceville, pas très loin de là. Le lac Waterloo, c’est l’endroit où elle allait pêcher depuis des années.
« Malheureusement, tous les lacs s’en viennent privés partout, déplore-t-elle. Moi, je ne peux plus travailler, j’ai des problèmes de santé. Mon seul loisir, c’était d’aller à la pêche. Mais cette année, la chaloupe va rester dans la cour. Je n’ai pas d’argent pour aller nulle part. Je n’ai pas les moyens de payer pour des lacs. »
À tout le monde
L’interdiction de l’accès aux lacs et aux rivières ou l’imposition de tarifs journaliers, parfois exorbitants, sont dénoncées depuis des années par des associations d’amateurs de chasse, de pêche, de voile, de canot ou de kayak, qui y voient une tendance à la privatisation des berges.
« Nous, ce qu’on dit, c’est que les plans d’eau appartiennent à tout le monde, pas aux municipalités », lance Marc Renaud, président de la Fédération québécoise des chasseurs et pêcheurs. « Les gouvernements nous ont fait plein de promesses, en nous disant qu’ils régleraient le problème, même la CAQ. »
Mais, la plupart du temps, ce sont les municipalités qui remportent le combat. Les tarifs augmentent et les accès diminuent. C’est encore plus vrai cet été.
Le Code civil du Québec est catégorique : les lacs n’appartiennent pas aux municipalités.
« L’appropriation des berges par des résidences privées est en augmentation. Il n’y a pas de ralentissement à la privatisation des berges, ce qui fait que c’est un défi pour nous de plus en plus grand de travailler à maintenir un accès à nos plans d’eau », affirme Pierre Marquis, directeur général par intérim de la fédération Canot Kayak Québec.
« Au lac Memphrémagog, non seulement on impose un coût d’accès, mais en plus, à cause de la moule zébrée, on doit payer des frais pour vaporiser notre embarcation. C’est 20 $ qui s’ajoutent à des frais de mise à l’eau qui peuvent aller de 30 à 40 $ par jour. C’est aberrant », ajoute-t-il.
Au lac Saint-Joseph, à Saint-Adolphe-d’Howard, les plaisanciers doivent payer 325 $ par jour, ce qui inclut le lavage, s’ils n’habitent pas dans la municipalité. À Entrelacs, pour un bateau de plus de 25 forces ou une motomarine, c’est 400 $ par jour.
Repentigny demande 500 $ annuellement pour donner accès au fleuve Saint-Laurent aux non-résidants. Les Repentignois, eux, payent 100 $. À Verchères, c’est 300 $ pour les non-résidants et 50 $ pour les résidants. Varennes interdit l’accès aux non-résidants, en raison de la COVID-19, et demande 110 $ à ses citoyens pour la saison.
Les tarifs varient d’un endroit à l’autre et d’une embarcation à l’autre, en fonction du type, de la longueur ou de la puissance du moteur. Plusieurs municipalités facturent aussi le stationnement et ne permettent pas aux non-résidants de se garer dans la rue, ce qui constitue un obstacle sérieux pour un plaisancier ou un pêcheur qui traîne son embarcation sur une remorque.
La norme : 50 $ par jour
Mais un peu partout, « la norme, ça devient 50 $ par jour » pour les non-résidants, précise Stéphan Bourgeois, président de l’Association des pêcheurs sportifs du Québec. C’est par exemple le cas à Trois-Rives, en Mauricie, pour l’accès au lac Mékinac. Ou, mieux, au lac Brome, en Estrie, où il faut payer 30 $ pour la journée au camping Domaine des Érables, où il y a un accès à l’eau.
« Il y en a qui disent : “Cinquante dollars, c’est pas si cher.” Mais un retraité ne peut pas payer ça chaque jour. Deux chums de pêche qui partagent la même chaloupe, c’est pas si pire, ça fait 25 $ chacun. »
Mais un père avec son fils ou sa fille, ça fait un trou dans le budget, pour une journée de pêche sur des lacs qui sont censés être publics.
Stéphan Bourgeois, président de l’Association des pêcheurs sportifs du Québec
Tout le monde n’a pas les mêmes moyens ni les mêmes loisirs, fait-il remarquer.
« C’est sûr que la personne qui possède un cigarette boat qui vaut 200 000 $ n’a pas de problème à payer 50 $ ou même 200 $ par jour. Mais celle qui a un bateau de pêche financé sur 20 ans trouve ça cher. »
Des raisons environnementales
Les municipalités agissent souvent ainsi au nom de l’environnement. Elles veulent empêcher l’érosion des berges ou l’introduction d’algues et autres espèces envahissantes. Parfois, c’est aussi pour assurer la quiétude des riverains et contrôler l’achalandage et le trafic sur l’eau. Les bateaux motorisés, ça fait du bruit et ça pollue.
Les municipalités doivent en effet composer avec les pressions des citoyens ou des associations de lacs qui craignent d’être envahis.
À Waterloo, par exemple, la Ville a décidé de réserver dès cette année l’accès aux bateaux à moteur aux résidants pour combattre une plante aquatique exotique envahissante qui s’est introduite dans le lac.
« L’eau est claire, mais il faut combattre la myriophylle à épis dans certains secteurs », dit le maire Lachapelle.
Le Code civil du Québec est toutefois catégorique : les lacs n’appartiennent pas aux municipalités.
« Le lit des lacs et des cours d’eau navigables et flottables est, jusqu’à la ligne des hautes eaux, la propriété de l’État », peut-on y lire.
« Plusieurs municipalités vont permettre aux non-résidants de venir profiter du plan d’eau, mais la permission va être telle que c’est quasi impossible. Elles vont, par exemple, donner des droits d’accès entre 8 h et 17 h. Pour les pêcheurs, qui préfèrent s’y rendre tôt le matin ou le soir, ce ne sont pas de bonnes heures », fait remarquer l’avocat Simon Robitaille.
La question est de savoir si les municipalités ont le droit d’imposer un tarif et si elles agissent de façon discriminatoire en imposant des tarifs différents aux résidants et aux non-résidants.
Les tarifs pour accéder à un plan d’eau varient d’un endroit à l’autre et d’une embarcation à l’autre, en fonction du type, de la longueur ou de la puissance du moteur.
« On n’a pas de réponse à donner à l’heure actuelle parce que les tribunaux n’ont pas encore jugé de ces particularités. La réponse n’est pas donnée encore », précise Me Robitaille.
Endroits recherchés
Il existe tout de même des endroits où la mise à l’eau est gratuite et d’autres qui exigent des frais raisonnables.
À Montebello, en Outaouais, c’est 10 $ pour une période de moins de deux heures pour les visiteurs. Et les frais sont remboursés sur présentation d’une facture d’achat d’au moins 10 $ provenant d’un commerce local le même jour. Et à Châteauguay, on donne accès gratuitement aux rampes de mise à l’eau cet été, tant pour les résidants que pour les gens de l’extérieur. Mais ces endroits se font de plus en plus rares.
« Avec la COVID, on voit un engouement incroyable pour les propriétés au bord de l’eau », souligne Pierre Marquis, de la fédération Canot Kayak Québec.
« La situation empire d’année en année »
Stéphane Malo a décidé de vendre son bateau de pêche, « une embarcation de 16 pieds et demi, qui fait 84 pouces de large », achetée 20 000 $ en 2006.
Irrité par les tarifs imposés pour accéder à certains plans d'eau, Stéphane Malo a décidé de vendre son bateau de pêche.
« Je ne suis plus capable de descendre nulle part, dit-il. La seule place où je peux aller, c’est à Batiscan. Mais il faut que je fasse deux heures de route le matin, et deux heures de route pour revenir le soir chez nous. Je suis tanné de faire ça. Dans les trois dernières années, je me suis servi de mon bateau trois fois. Cette semaine, je me suis dit : “Tiens, je le mets en vente.” Puis le problème n’est pas près de se régler. »
L’homme de 56 ans habite à Chertsey, dans Lanaudière. Il pêche depuis qu’il a 4 ans. « La pêche, c’est ma vie, poursuit-il. Avec ma conjointe, on organisait des sorties sur le fleuve. On pêchait entre le pont Victoria et le pont Champlain. On avait du plaisir. Des fois, on était 30. C’était super ! Mais on n’est plus capables d’y aller. »
Je ne paierai pas 500 $ par année pour aller à la pêche trois, quatre fois.
« À Pointe-aux-Trembles, ils me font payer 500 $. Les gens de Montréal, ça ne leur coûte rien. Je n’irai pas payer ma pizza plus cher qu’un autre. »
L’été dernier, M. Malo n’a utilisé son bateau que deux fois durant tout l’été. La première, c’était en mai, quand la rampe de mise à l’eau de Saint-Sulpice n’était pas encore officiellement ouverte. « Ça n’a rien coûté », précise-t-il. En temps normal, ça coûte 500 $ pour la saison aux gens qui n’habitent pas dans la municipalité. L’autre fois, c’était à Repentigny et on lui a demandé 30 $ pour mettre son bateau à l’eau. « Mais c’est fini, je ne paye plus. »
Le pire, c’est à Entrelacs, pas très loin de chez lui, où les non-résidants doivent payer 400 $ par jour pour mettre à l’eau un bateau de la taille du sien. « J’y suis allé il y a très longtemps, mais ce n’était pas comme ça, rappelle-t-il. Il y a 30 ans, on avait le droit d’y aller. Ce qui est choquant, c’est qu’on est voisins. Entrelacs, c’est à 20 minutes de chez nous. »
Il y a toutefois des exceptions, comme à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, où les autorités municipales ont décidé de donner accès gratuitement au lac Masson aux pêcheurs. « Pourvu que tu présentes ton permis de pêche et que tu t’en ailles à la pêche, souligne M. Malo. Tu n’as pas le droit de juste te promener en bateau. Mais si tu vas à la pêche, ils te donnent la permission. Je le félicite, le maire. C’est une bonne initiative. Puis tu n’es même pas obligé de laver ton bateau. Ils inspectent ton bateau. Si ton bateau est propre, il n’y a pas de problème. »
« Discrimination par-dessus discrimination »
Mais ce que M. Malo constate, c’est que dans l’ensemble, « la situation empire d’année en année ». « On est au Québec et c’est de la discrimination par-dessus de la discrimination. Partout, dans toutes les municipalités, on fait une distinction entre résidants et non-résidants. »
On se fait apostropher d’aplomb avec les tarifs. Ça n’a même pas de bon sens.
Il fait remarquer que ce n’est pas comme ça au lac Champlain, dans le Vermont, où il s’est rendu à quelques reprises. « Ça coûtait zéro pour mettre le bateau à l’eau, dit-il. Zéro, zéro, zéro. On est bienvenus à tour de bras. Le monde est smatte au boutte. Les policiers, la garde côtière, tout le monde t’envoie la main. Ils sont contents. J’y suis allé trois fois, c’était super. »
Mais, avec la pandémie, il n’est plus question d’aller aux États-Unis avant longtemps. Il possède aussi un petit bateau gonflable facile à transporter. Il ira pêcher au lac Malouane, près de Saint-Michel-des-Saints, au chalet de son père, où ça ne coûte rien. « C’est fini, la pêche sur le fleuve, c’est fini. »