En 2012, les mortalités anormalement élevées de bélugas
nouveaux-nés ont sonné l’alarme. Au cours de la dernière année, les
scientifiques qui travaillent sur le béluga ont redoublé d’effort pour
pousser plus loin les analyses des données recueillies au cours des 30
dernières années. Leur constat est alarmant : les bélugas sont en déclin
depuis le début des années 2000. Et les mortalités récentes pourraient
agraver cette tendance.
Un constat alarmant
En 2012, les mortalités anormalement élevées de bélugas nouveaux-nés
ont sonné l’alarme pour tous les chercheurs qui suivent la population du
Saint-Laurent. Le phénomène a fait la une pendant plusieurs semaines,
on spéculait sur les causes possibles et on s’inquiétait de ce que la
situation laissait présager pour le rétablissement du béluga.
Au cours de la dernière année, toutes les équipes scientifiques qui
travaillent sur différents aspects de cette population ont redoublé
d’effort pour mettre les données à jour et pousser plus loin les
analyses. Certaines séries de données couvrent plus de 30 ans.
Ces équipes s’étaient donné rendez-vous à l’automne 2013 pour faire
le point. Au sortir de cette rencontre, le constat est alarmant :
l’exercice n’a pas permis de mettre le doigt sur la cause des mortalités
de 2012, mais il a révélé un problème plus profond : la population,
qu’on considérait jusqu’à présent stable, est en déclin depuis le début
des années 2000. Cette conclusion fera l’objet d’un avis scientifique qui paraîtra dans quelques semaines.
Des pistes pour comprendre
Les chercheurs notent que le début du déclin coïncide avec un
ensemble de changements importants dans l’écosystème du Saint-Laurent.
La hausse de la température de l’eau, la diminution du couvert de glace
en hiver et des changements dans l’abondance et la distribution des
proies constituent des conditions défavorables pour cette population
déjà fragile. L’augmentation rapide d’une nouvelle famille de
contaminants jusqu’au début des années 2000 et l’accroissement du trafic
maritime et du dérangement dans l’estuaire moyen contribuent également à
la dégradation de l’habitat du béluga.
Un avenir incertain
Le tableau est donc sombre pour le béluga du Saint-Laurent.
L’augmentation des mortalités chez les nouveaux-nés demeure inexpliquée,
mais les chercheurs s’inquiètent de l’impact qu’elles auront sur la
trajectoire de la population. Ces nouveaux-nés « absents » seront bien
sûr des juvéniles et des adultes « absents » dans les prochaines années,
ce qui pourrait accélérer le déclin amorcé depuis une dizaine d’années.
De plus, on peut s’attendre à ce que les changements climatiques
s’accentuent et créent des conditions de moins en moins favorables pour
le béluga du Saint-Laurent.
Animal emblématique, le béluga a été le moteur d’une mobilisation
très large pour assainir et protéger le Saint-Laurent au début des
années 1980. Décontamination, réglementation plus stricte des rejets
industriels, création du parc marin du Saguenay-Saint-Laurent,
interdiction des activités d’exploration et d’exploitation des
hydrocarbures dans l’estuaire, beaucoup d’initiatives ont pour origine
le signal d’alarme que nous lançait le béluga sur l’état du
Saint-Laurent, sa richesse et sa fragilité. Aujourd’hui, le
Saint-Laurent et le béluga font face à de nouvelles pressions. Comment
envisager l’avenir du béluga du Saint-Laurent ? Peut-on encore sauver
ces canaris des mers ? Voici ce qu’en pensent trois spécialistes du
béluga du Saint-Laurent.
La parole aux chercheurs
Stéphane Lair, vétérinaire en charge du programme de nécropsie des bélugas :
« Au cours des années 1970, les scientifiques ont révélé de graves
problèmes liés aux contaminants chimiques comme les HAP et les BPC, ce
qui a entrainé des changements règlementaires. On commence à voir les
effets bénéfiques de ces mesures : certains de ces contaminants,
présents en concentrations records chez les bélugas dans les années
1980, ont diminué. Les cancers, qui étaient la principale cause de
mortalité chez les adultes dans les années 1980-1990, sont aussi à la
baisse. Aucun béluga né après 1971 n’est mort du cancer. Mais,
finalement, la population est frappée par d’autres problèmes,
vraisemblablement en lien avec les changements climatiques. C’est très
inquiétant. »
Robert Michaud, directeur scientifique du GREMM et spécialiste du béluga du Saint-Laurent :
« Nous suivons les bélugas du Saint-Laurent de près depuis plus de
trente ans maintenant. Les données qui nous ont permis de sonner
l’alarme au début des années 1980 et de comprendre l’évolution de cette
population sont le fruit d’une extraordinaire collaboration entre
plusieurs institutions gouvernementales, universitaires et privées. Ces
données ont également servis à mettre en place des mesures de
protection, comme le parc marin du Saguenay-Saint-Laurent. L’avenir des
bélugas est étroitement lié à notre volonté et à notre capacité de
suivre et comprendre les bouleversements auxquels ils sont et seront de
plus en plus soumis. La protection du Saint-Laurent et de ses habitants
nécessite un engagement à long terme. »
Véronique Lesage, chercheure mammifères marins à l’Institut Maurice-Lamontagne de Pêches et Océans Canada, chapeaute cet exercice qui se conclura par la publication d’un avis scientifique : «
Même si la population du béluga du Saint-Laurent était considérée
stable ou augmentait légèrement avant les années 2000, il faut se
rappeler que son taux de croissance était bien en dessous de ce qui est
normal pour une population de bélugas en santé. La population était donc
déjà soumise à des pressions qui limitaient sa croissance, et ces
pressions n’ont pas disparu aujourd’hui. Le déclin amorcé au début des
années 2000 coïncide avec des changements importants dans leur
écosystème, des changements qui créent des conditions environnementales
défavorables. On n’a peut-être pas de contrôle direct ou immédiat sur
ces conditions, mais on peut agir sur les stresseurs qui résultent de
nos activités, comme le trafic maritime, le dérangement dans les aires
sensibles pour les mères et les jeunes, la contamination, les atteintes
aux habitats et la compétition avec les pêcheries. »
Pour en savoir plus: vers un avis scientifique
Les analyses et conclusions qui suivent découlent des discussions
lors de la réunion annuelle du Comité national d'examen par les pairs
sur les mammifères marins, à St. Johns, Terre-Neuve—Labrador, du 7 au 11
octobre derniers, telles que recueillies et interprétées par l’équipe
de Baleines en direct suite à des entrevues avec certains de
ces scientifiques. Elles feront l’objet d’une publication au cours des
prochaines semaines sur le site du Secrétariat canadien de consultation scientifique, de Pêches et Océans Canada.
Tendances dans la population
- Un programme de récupération et d’analyse des carcasses
de bélugas existe depuis 1982. Le nombre de carcasses retrouvées chaque
année est demeuré stable, autour de 15 carcasses par année. Le nombre
de nouveaux-nés retrouvés morts a varié de 0 à 3 jusqu’à 2007, et a été
exceptionnellement élevée en 2008 (8), 2010 (8) et 2012 (16). L’âge
moyen de femelles retrouvées mortes est à la baisse depuis les années
2000 et, depuis 2010, on a rapporté plus de femelles mourant de
complications liées à la naissance de leur jeune.
- Entre 1988 et 2009, huit inventaires aériens
photographiques ont été réalisés pour dénombrer les bélugas. L’estimé de
2009 est le plus bas de la série, mais aucune tendance n’a pu être
confirmée car le nombre de recensements est trop faible et les
variations trop importantes. Une deuxième série d’inventaires aériens,
visuels ceux-là, a été réalisée entre 2001 et 2009. Le décompte de 2009
est également le plus bas de la série, mais encore une fois aucune
tendance ne peut être confirmée avec cet outil car la période couverte
est trop courte et la précision trop faible.
- Ces inventaires aériens détectent toutefois une baisse dans la
proportion de jeunes dans la population (0 à 1 an) : elle passe de
15,1-17,8% dans les années 1990 à 3,2-8,4% dans les années 2000.
- Un modèle mathématique a été construit sur la base
des données des inventaires aériens et du programme de récupération des
carcasses. Le modèle suggère que la population aurait été stable ou en
légère croissance jusqu’au début des années 2000, et qu’elle décline
depuis. Le modèle estime la taille de la population en 2012 à 889
bélugas.
- Le modèle suggère aussi que la population de bélugas connaît une
période d’instabilité depuis le début des années 2000 avec entre autres
un déclin de la proportion des juvéniles et des nouveaux-nés dans la
population et de fortes variations dans les mortalités de nouveaux-nés.
- Les conclusions de cet exercice de modélisation rejoignent les observations du programme de recensement annuel des bélugas par photo-identification
(1989-2012). Cet ensemble de données indépendantes mesure en effet les
mêmes tendances que le modèle dans l’évolution de la proportion des
jeunes et la production de nouveaux-nés.
À la recherche d’explications
- L’analyse des ratios d’isotopes stables mesurés dans les carcasses
entre 1988 et 2012 montre qu’il y a un changement dans la source de
carbone (et donc probablement dans l’alimentation) des bélugas depuis
2003.
- Une analyse incluant 28 indices environnementaux suivis entre 1990
et 2012 montre que le système a connu des changements importants ces
dernières années, avec une baisse de la biomasse de certains poissons,
des conditions de glace sous la normale en hiver et des températures
d’eau supérieures à la normale.
- Les bélugas sont parmi les mammifères marins les plus contaminés au
monde. Certains contaminants sont en baisse depuis une dizaine d’années
(ex. BPC, DDT), alors que les composés polybromés (PBDE) ont augmenté de
façon exponentielle au cours des années 1990. Les PBDE pourraient
affecter la survie des jeunes ou la capacité des femelles à en prendre
soin.
- Le trafic maritime associé au tourisme et à la plaisance atteint un
pic en juillet-août, au moment de la saison des naissances pour le
béluga. Ce trafic a augmenté entre 2003 et 2012 dans certains secteurs, y
compris dans des secteurs occupés par les femelles et les jeunes.
Retour sur les mortalités de nouveaux-nés
- En 2008, les mortalités de nouveaux-nés (8) sont associées à un
« bloom » de l’algue toxique Alexandrium tamarense dans l’estuaire.
Beaucoup d’autres animaux marins avaient connu des mortalités
inhabituelles cet été-là et les examens chimiques et pathologiques
avaient conclu que la saxitoxine avait joué un rôle, seule ou en
conjonction avec d’autres facteurs défavorables.
- En 2010 et 2012, des facteurs inconnus ont réduit les chances de
survie des jeunes. Cette période coïncide avec une période de
changements encore plus marqués en ce qui concerne la diminution du
couvert de glace en hiver et l’augmentation de la température de l’eau.
Conclusions
- Le modèle suggère que la population de bélugas du Saint-Laurent est
en déclin depuis le début des années 2000. Ce déclin coïncide avec une
période de conditions environnementales défavorables, des niveaux élevés
de contaminants polybromés (PBDE), une exposition accrue au bruit et au
trafic maritime et un « bloom » d’algue toxique.
- L’écosystème de la population du Saint-Laurent connaît de grands
changements qui s’accentueront et risquent d’affecter le béluga. Si on
ne peut faire grand chose à court terme pour contrer ces changements
dans l’écosystème, nos efforts peuvent porter sur la réduction des
impacts de nos activités, comme le dérangement dans les aires sensibles,
la contamination chimique, la perte d’habitat ou la compétition avec
les pêcheries.